Du bonheur comme problème insoluble
Fondamental :
Selon certaines doctrines morales et religieuses notamment le christianisme, l'islam, le bonheur ne peut être atteint ici-bas par les hommes. D'autres par contre comme les doctrines morales de l'antiquité grecque et le marxisme soutiennent l'idée d'un bonheur parfaitement réalisable sur terre par les hommes. Pour la philosophie de l'absurde, l'idée même du bonheur de l'homme est un non-sens.
Les solutions des doctrines morales de l'antiquité
Pour la plupart, les philosophes de l'antiquité grecque affirment à travers leur doctrine morale, que le bonheur est accessible sur terre même s'ils n'en ont pas tous la même conception.
Les partisans de l'eudémonisme considérant l'homme comme un demi-dieu, estiment que le bonheur peut être atteint sur terre. Il suffit pour être heureux que l'homme se conforme à la nature, à l'ordre des choses, toute chose qui lui permet de se situer correctement dans l'univers, d'apaiser ses exigences externes et internes (vaincre ses passions, ses désirs, etc.), de découvrir le souverain bien et la plénitude complète. Il s'agit donc de rendre l'homme heureux tel qu'il existe sur terre grâce à la sagesse qui n'est rien d'autre que la mise en œuvre du savoir qui permet à l'homme d'écarter les obstacles sur la voie du bonheur.
Les sophistes pour leur part défendent l'idée selon laquelle le bonheur est un privilège naturel de certains hommes : est heureux, celui chez qui existe un équilibre entre les désirs et les facultés. Le bonheur se mesure donc à la force des désirs et à celle de les satisfaire, autrement dit il se mesure à l'intensité du plaisir (l'hédonisme). SOCRATE rétorque que les désirs sont insatiables, incontrôlables et qu'ils tiennent en leur pouvoir celui qui les éprouve bien plus qu'ils ne contribuent à son bonheur. Il accorde néanmoins que certains plaisirs maîtrisés peuvent contribuer au bonheur.
Comme souligné précédemment, les partisans de l'hédonisme pensent également que le bonheur peut être atteint par l'homme sur terre. Il s'agit alors pour lui d'atteindre le maximum de plaisirs qui est son but naturel. Ainsi pour ARISTIPPE de Cyrène, le plaisir goûté à l'instant présent est le but naturel de l'homme. Le but du philosophe est de détruire les préjugés et les systèmes qui limitent l'élan de l'homme vers le plaisir.
Pour ARISTOTE, le souverain bien propre à l'homme consiste nécessairement en des actions qui expriment la nature humaine. Les actions qui conduisent au bonheur sont par conséquent les actions conformes à la Raison et à la vertu c'est-à-dire les actions gouvernées par la rationalité pratique, par la vertu de prudence. Mais ARISTOTE a pris le soin de préciser que la vertu ne suffit pas au bonheur, celui-ci exige un corps en bonne santé, la possession de certains biens extérieurs.
ÉPICURE et ses adeptes pensaient également que l'homme peut atteindre le bonheur sur terre et ils identifiaient le bonheur au plaisir qui ne peut être atteint que par le sage menant une vie dépourvue de troubles et de craintes. Le plaisir selon ÉPICURE n'est donc pas synonyme de débauche et de beuverie mais il est un effort de réflexion et de maîtrise de soi pour empêcher la souffrance, le trouble de l'âme. Il se construit sur le long terme, dans la connaissance scientifique du monde et de l'homme, qui permet la libération de toutes les peurs irrationnelles. En effet, selon ÉPICURE : « Quand nous disons que le plaisir est la fin ; nous ne parlons pas des plaisirs des gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance comme le croient certains qui ignorent la doctrine ou ne lui donnent pas leur accord ou l'interprètent mal ; mais du fait pour le corps de ne pas souffrir, pour l'âme de n'être pas troublée ; car ni les beuveries et les festins continuels, ni la jouissance des garçons et des femmes, ni celle des boissons et de tous les autres mets que porte une table somptueuse n'engendrent une vie heureuse ; mais le raisonnement sobre cherchant les causes de tout choix et de tout refus et chassant les opinions par lesquelles le trouble le plus grand s'empare de vous »
La perception religieuse du bonheur
Les religions révélées dans leur ensemble considèrent la vie de l'homme sur terre comme une période de transition (qui s'achève avec la mort) vers une vie éternelle dans l'au-delà. Le bonheur ici-bas n'est donc pas possible pour l'homme. Les hommes créés par Dieu et marqués par le péché originel sont tous des pécheurs. Les richesses, les joies, les plaisirs terrestres sont vains et l'homme doit plutôt implorer la grâce de Dieu (par ses prières, ses actions conformes à la morale et aux enseignements de Dieu) afin d'accéder au bonheur éternel. A cet effet, JÉSUS CHRIST à travers les béatitudes dans Mathieu (5 ; 1-12) ou Luc (6 ; 20-26) affirmait à propos du bonheur : « Heureux vous les pauvres : le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez. Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme à cause du fils de l'homme. Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel. » Il est assez clair que le bonheur religieux est un chantier, la réalisation future d'une promesse. Quelle approche les philosophes modernes se font-ils du bonheur ?
La perception des philosophes modernes
Emmanuel KANT soucieux de distinguer les vrais faux problèmes, explique que le problème du bonheur ne peut être résolu parce que la notion de bonheur est paradoxale. Aussi dans Fondements de la métaphysique des mœurs, il souligne que « le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ». Puisqu' « on n'est jamais satisfait d'être satisfait », le bonheur reste « un idéal de l'imagination ». Car en dernière analyse le souverain bien ne peut être atteint par l'homme qui se conforme à la loi morale, sinon dans l'au-delà, grâce à Dieu qui apparaît alors comme un Dieu justicier.
Les marxistes qui sont matérialistes et athées pensent que nier la possible accession au bonheur ici-bas, ce sont là des illusions que les croyants entretiennent en eux-mêmes pour supporter leur misère sociale et spirituelle. Pour eux, les hommes doivent lutter pour faire leur bonheur sur terre et non dans des cieux imaginaires. Pour cela, ils doivent lutter aussi bien contre les forces hostiles de la nature, contre les forces hostiles de la société par le socialisme scientifique et le communisme. Le bonheur et la morale véritables sont donc liés à la lutte des classes du prolétariat pour son émancipation et pour l'émancipation de l'humanité toute entière. A ce propos LÉNINE, souligne que : « Nous disons que notre morale est entièrement subordonnée aux intérêts de la lutte de classe du prolétariat »
Pour Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860), l'idée de satiété des désirs est une illusion. Lorsque tous nos désirs sont comblés, nous tombons dans l'ennui, dans la nostalgie du désir, dans la souffrance et recherchons de nouvelles raisons de désirer. Cependant, le désir en raison de la tension et de l'inquiétude qu'il fait naître en nous provoque tout autant de souffrances. Nous ne cessons de passer du désir à l'ennui et de l'ennui au désir sans jamais accéder au bonheur.
Louis Antoine de SAINT JUST présente le bonheur comme un droit, une exigence de justice que l'état se doit de satisfaire. Cela suppose qu'il existe une mesure commune des besoins et qu'ils ne sont pas seulement relatifs à chacun, ni même à une classe sociale. Confier la charge du bonheur à l'état est de ce fait une dangereuse utopie car c'est méconnaître la liberté et la singularité de chaque être. Si le bonheur consiste dans la satisfaction de tous nos besoins ici et maintenant, nous tombons dans une grosse confusion entre jouissance et bonheur.
Pour Blaise PASCAL (1623-1662), l'homme ne peut être heureux car l'homme est prisonnier du temps qui l’entraîne vers la déchéance. Regrettant un passé qui lui échappe, attendant avec impatience un futur qu'il ignore, il oublie de vivre le présent. A cet effet, il affirme : « ainsi nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » De plus, l'homme est un être borné, limité dans sa puissance, voué à l'erreur, au doute et à l'insatisfaction car il a en lui une exigence d'absolu qui lui rend sa faiblesse encore plus insoutenable. Aussi l'homme a besoin d'autrui ; mais celui-ci se dérobe. Les rapports sociaux s'établissent le plus souvent sur le mode de l'affrontement de la conscience : il reste donc seul et malheureux.