Le rapport entre liberté et responsabilité
Fondamental :
Liberté et responsabilité
Lorsqu'on mène une réflexion sur la notion de liberté, elle débouche nécessairement sur celle de la culpabilité et de la responsabilité. D'une manière générale, on entend par coupable celui qui a commis une faute, celui qui est reconnu comme l'auteur d'un acte répréhensible. Si pour le sens commun, l'auteur d'un acte répréhensible est d'emblée responsable, pour le philosophe, la responsabilité suppose avant tout l'idée de liberté. On dit de quelqu'un qu'il est responsable d'un acte lorsqu'il peut en répondre, lorsqu'il en est l'auteur conscient c'est-à-dire la cause volontaire ; connaissant pleinement les tenants et les aboutissants, choisit volontairement, librement, l'un ou l'autre. On perçoit que la responsabilité dans ce cas suppose la liberté. Dès lors, l'homme libre est celui qui agit en pleine connaissance de cause.
Pour les rationalistes, l'homme libre c'est celui qui cesse d'être esclave des passions et des préjugés ; c'est celui dont la conduite est éclairée par la raison. Il en résulte que si l'on analyse les actes répréhensibles, leurs auteurs ne sont pas nécessairement responsables. D'ailleurs, les moralistes estiment que la plupart des actions immorales sont les fruits de l'ignorance. Aussi Socrate (470-399 av. J.C) soutenait-il déjà que « nul n'est méchant volontairement ». Cela veut dire que l'homme qui commet le mal est dans l'illusion, c'est la preuve qu'il est dans l'ignorance, qu'il est accablé et aveuglé par ses passions.
La justice moderne est d'ailleurs fondée sur cette idée de la responsabilité. C'est la raison pour laquelle, devant un inculpé, il y a généralement deux thèses contradictoires. L'une qui démontre qu'il s'agit d'un acte coupable digne d'un châtiment exemplaire : c'est la position du procureur. L'autre qui est la position défendue par l'avocat, fait étalage des circonstances atténuantes (hérédité, tare congénitale, mauvaise influence, défaillance dans l'éducation etc.) et démontre ainsi que l'inculpé ne pouvait pas ne pas agir comme il l'a fait. C'est dans ce débat contradictoire que l'on situe avec le maximum d'objectivité la responsabilité ou non de l'accusé.
L'homme comme responsable de tous les hommes
On considère généralement la responsabilité sous l'angle objectif, purement individuel. Être responsable, n'est-ce pas répondre de soi ? N'est-ce pas répondre de ses propres actes ? Mais comment pouvons-nous répondre des actes des autres, de leurs problèmes ?
Pour répondre à cette interrogation, il nous faudra nous appuyer sur la sociologie qui nous apprend que la forme primitive de la responsabilité était collective. L'individu se trouvait responsable des actes de tout membre appartenant au groupe social dont il est issu ; c'est du reste ce qui implique que la sanction révèle un aspect social. Cet esprit dénote une certaine cohésion sociale d'une certaine solidarité entre les hommes. Il ne s'agit pas de promouvoir cette forme de responsabilité, mais de maintenir son esprit de solidarité et d'entraide.
Nous ne saurions limiter la responsabilité à la stricte individualité sans trahir notre devoir envers les autres. Jean-Paul Sartre (1905-1980) a montré que chaque acte que nous posons nous engage et engage les autres. En créant l'homme que nous voulons être, nous créons en même temps une image de l'homme telle que nous estimons qu'il doit être. Les actes du sujet singulier engagent le monde mais inversement les actes d'autrui nous engagent. Il affirme : « notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière (...). Je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l'homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l'homme. » En effet, qu'avons-nous fait concrètement dans la société pour trouver une solution à la délinquance, à la criminalité, à la misère ? Un enfant qui vole, victime de l'injustice ou de la liberté sociale, est-il seul responsable de son acte ? C'est dire que si nous poussons la réflexion plus en profondeur dans le sens de la vertu de la société, on peut dire que nous sommes tous des responsables conscients ou inconscients des problèmes que rencontrent les autres. Par notre silence ou notre indifférence, nous contribuons à pérenniser ou à aggraver ces problèmes. Dans Les Murmures de Satan, le romancier Michel de Saint-Pierre fait dire à un de ses personnages nommé Monique Dewinter : « Je sais que dix millions d'Indous et près de quinze millions de Chinois meurent de faim chaque année sur les routes d'Asie. Cependant, j'ai la cruauté de vouloir nourrir et loger mes enfants. De vouloir les nourrir et les loger très bien... parce que je suis responsable de mes enfants » . C'est contre de telle position qu'il faut se lever, certes c'est un poids que nous sentons sur nos épaules si nous voulons être toujours responsables des autres. Seulement le devoir moral de solidarité nous impose de sortir de nous pour comprendre et assister les autres. Limiter notre responsabilité uniquement à ce qui se passe autour de nous est souvent une lâcheté. Il faut donc accepter avec Sartre que « nous sommes tous responsables de tous » .
Selon le philosophe de l'altérité Emmanuel Lévinas (1905-1995), la plus haute liberté n'est pas celle qui se saisit elle-même, « mais celle qui, avant toute décision, se trouve, dans sa position même, responsable de l'Autre. » De ce point de vue, la liberté est ce qui permet à l'homme d'être le gardien de son frère. La liberté entendue ici comme responsabilité ne saurait se comprendre en dehors du respect des droits de l'Autre. Ces droits se révèlent dans l'obligation qui incombe aux hommes libres eux-mêmes d'épargner à l'homme une « dépendance où il ne serait que pur moyen d'une finalité dont il ne serait aucunement la fin ; obligation d'épargner à l'homme les contraintes et les humiliations de la misère, de l'errance et même de la douleur et de la torture (...) la violence et la cruauté des intentions méchantes des vivants. » La responsabilité dont parle Lévinas est donc une responsabilité d'avant l'intentionnalité ou la liberté. Reconnaître à Autrui ses droits, c'est reconnaître en lui une fin et non un moyen tel que nous l'enseigne l'impératif catégorique kantien. La reconnaissance de l'humain en l'Autre exige la responsabilité.
En définitive, être libre, c'est être « étranger à soi, obsédé par les autres. » Comme liberté, l'homme doit se penser à partir de son allégeance à Autrui. En un mot, le sujet libre traduit sa liberté en responsabilité dans son milieu de vie. Cette responsabilité selon le philosophe, est ce dont on ne saurait être quitte envers Autrui. C'est par cette responsabilité que la subjectivité est pleinement accomplie. Comme le dit cette assertion de Dostoïevski que Lévinas aime citer : « nous sommes tous responsables de tout et de tous et moi plus que les autres. » Cette responsabilité se situe aux antipodes de Caïn qui exclut le gardiennage du frère. La responsabilité pour autrui se veut totale parce que je dois répondre de tous les autres et de tout chez les autres, voire de leur responsabilité. Être libre ou philosopher revient à s'éveiller à la précarité, à la vulnérabilité de l'Autre.